J’ai posé ma peine sur bon nombre de sièges d’autobus. Comme si le 801, le 7 ou le 377 étaient le sanctuaire du vide que tu avais laissé et qui se matérialisait dans mon reflet aux joues creuses, soir après soir. Je n’aurais pas cru que l’on puisse souffrir à ce point d’un amour avorté, par choix qui plus est. Je me rappelle notre tête-à-tête improvisé dans l’éclairage trop orangé de la cuisine ce soir-là. Plus tôt, tu avais quitté la maison sans plus d’égard pour moi que pour le paillasson de l’entrée.
Je me suis vu de l’extérieur te l’annoncer. Comme toi, j’ai trouvé une forme d’amusement dans l’acte de rupture. C’est du moins comme ça que j’ai interprété la lueur qui a habité ton regard. Le mien se voulait dur, ferme, sans équivoque, à l’inverse de tout ce qui, en moi, continuait de te réclamer. Je savourais cette nouvelle audace qui m’habitait de te tourner le dos, de te repousser. Je me délectais de cette colonne vertébrale qui avait poussé dans l’heure et qui me soufflait les mots, plus ou moins dans l’ordre, « respect, trop, peu, tard, assez, fini » avant que je ne te cède la parole. Apparemment, nous en étions à la même conclusion. Peut-être, mais dix ans plus tard, je me demande encore ce qu’il serait advenu de nous si tu t’étais exprimé le premier.
Faute d’alternatives — disons — nous sommes demeurés sous le même toit trois mois encore. On a partagé le même lit à défaut du même souffle. Tous les soirs, tu façonnais avec soin une Cordillère des Andes de coussins entre toi et moi. Infranchissable symboliquement. Jamais tu ne m’as touché, même si ma volonté à moi avait fondu jusqu’à ne plus exister. Tu ne m’aurais regardé qu’avec une miette de désir que je l’aurais anéantie ta chaîne de montagnes factice. Tu avais trop d’élégance.
Un soir, lors du seul moment de faiblesse de ta part dont j’ai été le témoin, tu m’as dit que tes silences, ta froideur et ton indifférence cachaient une attirance en rien altérée. Que ça te coûtait de ne plus me toucher, que tu me trouvais toujours aussi belle. Ma surprise devant cette révélation n’a eu d’égal que la crise de larmes qui en a résulté. Je me revois encore, écrasée au pied du mur duquel je m’étais laissée choir tandis que le sol et la gravité me revendiquaient. Quelque chose de franchement théâtral d’ailleurs. Tu as dû aimer la prestation, jamais tu n’as boudé une mise en scène.
J’ai essayé de te rendre jaloux. Ça aurait pu fonctionner, deux ou trois hommes se manifestaient déjà. Ils ont capitulé lorsqu’ils ont compris que je ne cherchais qu’une épaule sur laquelle pleurer. Et Dieu que je l’ai fait. J’en ai rempli des vases de mes larmes. J’ai pleuré sans pudeur, partout, tout le temps. J’étais lourde, sombre et béante.
Longtemps encore après nous, la nuit était mon seul répit. Morphée en témoin, tu m’enveloppais de ton amour, de tes caresses, de tes mots doux. Je me rappelle que j’avais toujours deux ou trois secondes, au réveil, avant que la réalité ne me rattrape. Un tout petit moment de flottement avant que mon regard ensommeillé ne se pose sur un plafond blanc différent du tien et que je me remémore que la couette, quelle que soit sa largeur, ne recouvrait que moi. Chaque matin, j’étais déchirée comme pour la première fois par une rupture qui n’avait pourtant rien de neuf. Ce jour de la marmotte autour de mon état civil débouchait sur un constat qui, malgré sa récurrence, réussissait toujours à m’étonner : désormais, le cauchemar se vivait à la verticale.
J’en ai mis du temps à t’oublier. Un délai bien au-delà du raisonnable. Celui qui est désormais le père de mes enfants s’est vu affublé de ton prénom à intervalles réguliers pendant au moins un an et demi. Pour justifier cette méprise, je lui disais que son prénom évoquait la même chose dans mon esprit que le tien. Il est vrai que mon cerveau classe les prénoms par paires, il fait des amalgames que je n’explique pas. André ou Claude. Monique ou Suzanne. Pareils. C’est difficile à expliquer, dans le cas qui nous occupe, c’était surtout difficile à justifier. Mais Christian a fait preuve d’une patience d’ange. Je crois qu’il avait compris qu’un homme avant lui avait mis en jachère une portion de mon cœur suffisamment grande pour loger tous les endeuillés du monde.
Je voulais être honnête avec lui, mais pas au risque de le perdre. Tu l’as sûrement déduit, mais il n’a pas grand-chose à t’envier. Sinon le rang. Les choses auraient été bien différentes s’il été venu avant toi. Au début de notre relation, et même si beaucoup d’eau avait coulé sous les ponts, je ne pouvais m’empêcher de penser à toi. Je me demandais si c’était de l’infidélité que de me replonger dans nos souvenirs. Comme ça me procurait le même bien que d’aller te retrouver physiquement, je me disais que oui. Mon jardin secret était tapissé de toi tandis qu’un autre me voyait devant l’Hôtel et ne manquait pas de me le rappeler devant les plus belles églises des iles du sud de l’Italie. Je ne sais pas si tu as suivi nos péripéties de voyage, je ne me rappelle plus. Si oui, tu as déduit à raison que j’y suis allée sans toi.
Même s’il est vrai que tu conserves une aura que peu d’autres auront après toi, je ne m’égare plus que très rarement, sinon jamais, pour refaire notre parcours dans ce qu’il a de plus beau et de plus grand. Il n’en demeure pas moins que, si c’était chose possible, je rebrousserais le temps et je me ferais voyeuse. Cachée quelque part dans ton sillage, je nourrirais une curiosité qui n’a jamais été satisfaite. Celle de savoir si tu as eu mal et à quel point. Si c’était de jour ou de nuit. Si tu as pleuré sur l’épaule de quelqu’un et de qui. Si tu as pris le téléphone pour le déposer aussitôt. Si tu as fait des détours pour forcer le hasard. Si des chansons t’ont remémoré notre histoire. Si tu as pensé à moi le jour de ma fête. Si tu as cauchemardé éveillé.
Surtout, je saurais si la personne qui m’a suivi, bien trop rapidement à mon goût, a eu une quelconque valeur pour toi. Si tu m’as cherché en elle comme je t’ai cherché dans tous les hommes qui ont traversé mon chemin ensuite. L’un d’eux avait ton nez d’ailleurs. Et ton physique athlétique. Il a été un premier pas vers la guérison, il a posé le pansement pour qu’il y ait une suite, pour qu’il y ait Christian. Différent de toi à bien des égards, notamment parce qu’il était engagé ailleurs et qu’il a judicieusement omis de me le dire, il m’a montré que le spectre de mon attirance débordait de ton profil, au propre comme au figuré. Il était grand temps.
2 Commentaires
Jeannine
21 septembre 2018 à 18 h 46 minWow! Que de talent. Tu es une personne extraordinaire et je t’aime infiniment et merci de m’avoir choisie pour devenir ta maman. XX XX 😘 tu me fais avoir souvent et même tout le temps des larmes….
Martine
26 septembre 2018 à 19 h 41 minMerci maman. Tu continues d’être ma plus grande fan. xx